Jeanne Villepreux-Power, une bergère qui invente l’aquarium

Une ascension sociale digne des romans de Zola

Jeunesse à la campagne, entre servante et bergère

Jeanne n’était en réalité pas tout à fait bergère : si elle gardait des vaches ou des moutons régulièrement, elle était en réalité servante dans une famille habitant près de Juillac, son village. Jeanne vient d’une famille modeste en situation assez précaire puisque son père change souvent de métier, tandis que sa mère ne travaille pas, et qu’ils élèvent tout deux quatre enfants.

Juillac, Corrèze, village de Jeanne Villepreux-Power.

Arrivée à Paris et tapis rouge !

A 17 ans, Jeanne quitte sa famille, à pieds et sans un sou, en compagnie de son cousin qui menait son troupeau de vaches aux abattoirs parisiens. Cette route de 400 km fait arriver à Paris une Jeanne fatiguée, amaigrie, ayant même subit des agressions. Mais la roue tourne lorsqu’au détour d’une boutique de robes et de chapeaux, Clémence Gagelin se prend de compassion pour cette jeune fille désabusée et l’engage immédiatement comme ouvrière ! Mme Gagelin possédait en réalité une enseigne très réputée. Jeanne eu la chance d’y pratiquer l’art de la broderie sur les étoffes les plus délicates.
Et les bonnes surprises ne s’arrêtent pas là !

Gravure, moniteur de la mode, avril 1859.

De Paris à la Sicile

Après quatre années d’apprentissage, Jeanne se voit offrir une expérience en or : confectionner la robe de mariage de Marie Caroline de Bourbon (images ci-dessous), princesse de Naples et de Sicile, promise à Charles Ferdinand d’Artois, duc de Berry. Alors forcément, voilà une excellente opportunité pour partir en Sicile ! Autant la finesse que l’élégance de son travail ont fait l’unanimité parmi les invités présents aux noces.

Après la robe, le mariage

L’un des invités s’est montré particulièrement élogieux… Il s’agissait de James Power, un riche commerçant de Sicile originaire d’Irlande. C’est à se demander si ses compliments s’adressaient réellement au travail de Jeanne plutôt qu’à ses beaux yeux, puisqu’ils se sont mariés deux ans plus tard, en Sicile.

Comment le dessin mène Jeanne à la science

Peindre son environnement et aiguiser son sens de l’observation

Le siècle de Jeanne, c’est aussi celui de Geoffroy (Saint-Hilaire, fondateur de la zoologie), Georges (Cuvier, anatomiste de renom), Giuseppe (Gioeni, naturaliste et vulcanologue) – enfin beaucoup de prénoms en G. Et à cette époque, la science était un sujet de plus en plus répandu. C’est donc sans surprise que le monde des savants ait fini par fasciner Jeanne, même si elle n’avait jamais reçu aucun enseignement dans ce domaine.

Ce que Jeanne fit en revanche, c’est parcourir la Sicile en long, en large et en travers équipée de ses pinceaux, pour peindre des paysages variés. A travers ses excursions, Jeanne s’est mise à étudier les éruptions de l’Etna ; à recenser pas moins de deux milles espèces d’oiseaux, de plantes, de mollusques, de poissons et crustacés peuplant la Sicile ; à collecter de nombreux fossiles et minéraux. Jeanne s’est aussi prise d’un intérêt particulier – long de 15 ans – pour la métamorphose des chenilles, en décrivant 200 espèces au total, dessinant chaque étape de leur développement.

Jeanne a consigné ses observations dans deux ouvrages : Guida per la Sicilia, un guide naturaliste de la Sicile rédigé en italien et à destination des voyageurs et scientifiques (1842), et Observations et expériences sur plusieurs animaux marins et terrestres, une compilation de plusieurs manuscrits et notes sur ses travaux expérimentaux, rédigée en français (1860).

Une femme érudite soutenue par son mari

Jeanne Villepreux-Power représentée dans son cabinet de travail, par Anne-Lan (2008).

Alors que Jeanne savait à peine lire et écrire lorsqu’elle rencontra James (elle avait alors entre 21 et 23 ans), c’est à ses côtés qu’elle apprit l’anglais, l’italien, le latin et le grec ancien, mais aussi un autre langage non moins utile : les codes et subtilités de la grande noblesse. Grâce aux relations de James, alors directeur des télégraphes sous-marins, Jeanne a pu voyager en Europe et cotoyer des savants, relations qui lui ont permis de financer ses recherches. James comprenait parfaitement l’importance de l’imagination et de l’expérimentation dans les travaux que menait son épouse, et lui laissait une liberté extraordinaire, surtout comparée à ce qui était en vigueur en France à cette époque là. En effet, le Code Napoléon appliqué de 1804 à 1970, interdisait aux femme d’aller au lycée, de voyager, de travailler sans l’autorisation du mari, d’avoir un salaire, de gérer des biens, et beaucoup d’autres choses encore. Les femmes mariées, à l’instar des criminels et des débiles mentaux, n’ont même pas de droits juridiques.

Des animaux aux aquariums

Jeanne remarque que depuis plusieurs dizaines d’années, les scientifiques se mettent à délaisser l’observation d’animaux morts conservés dans l’alcool, au profit d’observations d’animaux vivants, en captivité, notamment en ce qui concerne les animaux aquatiques. Mais pour ce faire, il leur faut utiliser des vases remplis d’eau de mer, accessibles au sein du cabinet d’histoire naturelle. Pour Jeanne, scientifique de terrain, c’est une aberration : il faut absolument pouvoir expérimenter sur le terrain !

En 1832, elle a donc inventé des cages en bois qu’elle plaçait dans la mer, et qu’elle a nommées aquaria. Ce dispositif lui permettait d’étudier les animaux directement dans leur habitat naturel. De telles cages étaient conçue pour perdurer des années dans l’eau sans se détériorer. Grâce à son invention, Jeanne a pu soulever bien des mystères sur la digestion et la reproduction des crustacés, des mollusques et étoiles de mer. Elle conçut même de plus petits aquaria en verre lui permettant d’étudier des animaux de petite taille dans son cabinet de travail.

Femelle argonaute.

Un des mollusques étudiés a particulièrement retenu son attention : l’argonaute, grand sujet de querelle entre d’éminents scientifiques. Il s’agit d’un petit poulpe doté d’une coquille qui a la particularité de n’être en contact avec l’animal que via deux de ses huit tentacules ! Parfois, il lui arrive même de quitter sa coquille. De quoi rendre jaloux les escargots ! Certains scientifiques soutiennent que cette coquille fait partie de l’animal et qu’elle est produite par lui. D’autres scientifiques au contraire postulent que l’argonaute est une espèce de parasite qui habite les coquilles d’autres mollusques, à l’image du Bernard-l’ermite.

Alors, à votre avis, quelle hypothèse pensez-vous être la bonne ?

Les scientifiques de l’époque se contentant d’étudier les argonautes morts, il était certainement très difficile de deviner laquelle des deux hypothèses était valide ! En dehors de l’eau, ces coquilles sont rigides et sèches, alors qu’elles sont souples et élastiques dans leur état naturel, permettant à l’animal de respirer et de se déplacer. On est bien loin de la coquille de Bernard donc !
Jeanne a mis en évidence que les argonautes sécrètent eux-mêmes leur propre coquille, et elle a mené ses observations en montant un élevage d’argonautes au sein de ses aquaria.

Argonaute, aquarelle par Jeanne Villepreux-Power, 1839.

Mais Jeanne ne s’est pas limitée à l’observation, elle a aussi mené une expérience prouvant son hypothèse : en brisant les coquilles d’un groupe d’argonautes, elle a pu mettre en évidence que ces animaux étaient effectivement capables de réparer leur coquille. Elle a même pu comprendre qu’en réalité, seules les femelles possèdent une coquille, leur permettant d’y pondre leurs œufs, tout simplement. Mystère résolu donc, en 1833.

Femme de science et reconnaissance

Jeanne était appréciée des savants siciliens et échangeait régulièrement avec des scientifiques étrangers, en tant que membre correspondant de plusieurs sociétés savantes en Europe. Ses recherches étaient commentées et discutées et plusieurs musées étrangers présentaient des collections qu’elle leur faisait parvenir depuis la Sicile.

Pourtant, Jeanne n’a jamais été titularisée au sein des sociétés savantes, et, pire que cela, on a cherché à lui voler son travail. Naïve – ou simplement confiante – Jeanne avait remis ses notes sur les argonautes à un certain M. Rang, officier au corps royal de la Marine, qui s’appropria ses découvertes et les présenta comme siennes à l’Académie des sciences de Paris!

Mais c’est un homme qui lui sauva la mise, un ami du nom de Richard Owen, professeur d’anatomie et de paléontologie hautement célèbre dans le monde entier. Richard a cité le nom de Jeanne dans ses revues scientifiques et lui a officiellement attribué l’invention des cages et celle de l’étude expérimentale de la faune marine. Cette reconnaissance a grandement facilité la diffusion de ses travaux qui ont alors été publiés en son nom mais en plus traduits en plusieurs langues.

Richard Owen.

Nota Bene

Jeanne se serait-elle doutée que ses aquaria, créés pour emprisonner les animaux marins dans leur milieu naturel, seraient utilisées 200 ans plus tard par les requins pour étudier le comportement des êtres humains dans leur milieu non naturel ?

Jeanne, dessinatrice et biologiste, a su s’entourer d’hommes à la fois intelligents et éclairés, qui lui ont permis de percer dans le monde de la science, et a su saisir les opportunités qui pointaient leur nez sur son chemin.

On ne redira jamais assez à quel point il est important de réintroduire le dessin en science, une discipline qui ne demande que des crayons et du papier et qui aiguise le regard comme aucune autre.

Ce texte a été largement inspiré du délicieux livre d’Annabelle Kremer-Lecointre, Femmes de science, à la rencontre de 14 chercheuses d’hier et d’aujourd’hui, La Martinière. Un livre magnifiquement illustré, originalement construit, et que je vous recommande vivement de lire ! Un grand merci à ma grand-mère Nicole pour m’avoir fait découvrir ce livre exquis, un cadeau précieux.

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