Science des sols et dessins scientifiques

La tourbe : un sol archiviste

Commençons ce billet par un peu de science des sols… Parlons bien, parlons tourbe !

Sphaignes (Photo: jardinage.lemonde.fr)

La tourbe est un matériau des sols constitué de débris végétaux à décomposition très lente, qui a lieu dans des sols pauvres en oxygène et saturés en eau. On trouve de la tourbe dans des écosystèmes de type tourbière. La tourbe se développe en épaisseur : des plantes particulières y poussent, les sphaignes, dont la partie inférieure meurt, créant une substance sur laquelle vont se développer les nouvelles pousses. Un sol qui se développe à la verticale donc.

Ces plantes ont une extraordinaire capacité de rétention d’eau : 1 kg de sphaignes peut absorber plus de 70L d’eau (or 1L d’eau pesant 1kg, cela signifie que la sphaigne peut absorber 70 fois sa propre masse. A titre de comparaison, une éponge absorbe environ 12 fois sa masse sèche). Les tourbes sont des milieux pauvres en minéraux. Les plantes qui y vivent cherchent donc d’autres sources de nutriments, qu’elles trouvent généralement chez les insectes : nombre de plantes des tourbières sont des plantes carnivores.

Rétention d'eau par les sphaignes (Photo: reserve-regionale-tourbiere-des-saisies.com)

Plantes carnivores (Photo: Le Monde)

L’humain a trouvé un intérêt économique à la tourbe : une fois séchée, elle peut servir de combustible – bien qu’il soit moins efficace que le bois ou le charbon – elle est donc exploitée, voir même « cultivée » dans certaines régions. La surexploitation de la tourbe a conduit à la disparition de zones humides entières dans certaines régions, laissant place à des étangs. Dans la chaîne de création d’une tourbe, l’étang est l’élément de base. Et il faut plusieurs milliers d’année pour qu’une tourbe prenne la place d’un étang ! Pourtant, il ne nous en faut qu’une dizaine pour retransformer une tourbe en étang par surexploitation.

« Cueilleurs » de tourbe à Westhay, dans le Somerset en 1905 (Photo: Wikipédia)

Or les tourbes jouent un rôle clef dans la qualité de l’eau : elles purifient l’eau, rendant en son aval une eau potable de grande qualité. Donc, en plus de son rôle en tant qu’écosystème, la tourbe est véritablement utile à l’homme et une surexploitation de celle-ci ne peut-être que rapidement délétère.

Tourbière, Canada (Photo: Bill Maynard)

« Mais dis-nous Jeanne… C’est bien gentil les tourbes, mais pourquoi tu nous en parles ? »

Eh bien pour vous présenter une femme d’exception, scientifique et dessinatrice (encore !) du nom de Betje Polak.

Betje Polak, spécialiste des tourbes et auteure de centaines de dessins scientifiques

Portrait de Betje Polak (Photo: Wageningen University)

Betje était spécialiste des sols tourbeux, et même pionnière de la recherche sur la tourbe aux Pays-Bas et dans les tropiques. Née à Amsterdam en 1901, elle obtient son diplôme de thèse de doctorat en 1929 – oh tiens, moi aussi j’aurai 28 ans quand je recevrai mon diplôme de doctorat ! – sur l’étude de la composition botanique des sols tourbeux néerlandais (Université d’Amsterdam).

Pour nombre de scientifiques, la tourbe est un matériau exceptionnel qui conserve à merveille les grains de pollen qui y tombent au fil des millénaires. Or l’étude des grains de pollen – la palynologie – permet de reconstituer l’histoire géologique du lieu, en retraçant les climats passés.

Betje a étudié les tourbes pendant plus de deux décennies (1930-1954) en voyageant dans des contrées aussi lointaines que Java, Bornéo et Sumatra, où elle identifiait les différentes espèces de pollen qu’elle déterrait. Cette identification lui permettait ensuite de savoir quelles espèces végétales avaient peuplé la zone d’étude, et donc quel type de milieu et de climat ont existé au cours des millénaires. En effet, chaque espèce végétale produit des grains de pollen différents, que ce soit pas leur taille ou les motifs de leur enveloppe extérieur. Par exemple, un grain de pollen à rugueux pourra bien s’accrocher au poils des animaux et ainsi se disséminer en voyageant sur le dos d’un animal (pollen de plantes dites zoogames), tandis que d’autres grains de pollen présenteront une structure leur permettant de se faire porter par l’air (plantes anémogames).

Suarez-Cervera et al., 2008

Betje faisait cependant face à un problème, un frein dans ses études : elle ne trouvait pas d’images de référence pour l’aider dans son travail d’identification. Hé oui, Beink n’existait pas encore ! D’ailleurs, les banques d’images de Beink sont toujours en cours de création, et si par hasard vous souhaitez accélérer leur mise à disposition, n’hésitez pas à faire un don, c’est par ici !

Betje entreprit donc de créer sa propre banque de dessins d’identification. Les grains de pollen mesurant entre 40 et 60 micromètres, ils sont bien trop petits pour être pris en photographie avec une résolution suffisante pour les discriminer. Leur observation se fait donc à travers l’optique d’un microscope.

Grain de pollen d’Alocacia (Image : Wageningen University)

Betje réalisa par moins de 260 dessins détaillés de pollen et de spores au cours de cette période. Elle réalisa une grande partie d’entre eux pendant ses séjours en Indonésie. De quoi nous faire rêver un peu en ces temps où les frontières restent closes face à la Covid-19 !

Ses investigations scientifiques ultérieures d’échantillons de sols se sont basées sur ses dessins de référence et ont par la suite contribué de manière significative au développement de la recherche sur les tourbières.

Plante Alocacia (Photo : agenda-nature.org)

Des banques de dessins scientifiques en libre accès

Par chance pour nous, les dessins de Betje ont été numérisé par l’université Wageningen et sont en libre accès : une source précieuse et de grande qualité scientifique d’illustrations de palynologie.

D’ailleurs, cette précieuse collection de dessins n’est pas la seule à avoir été rendue accessible par l’université Wageningen, qui a récemment décidé de numériser ses archives de dessins et de les mettre en ligne. Notamment une impressionnante collection de dessins des systèmes racinaires des plantes (hé oui, on reste dans le thème des sols !). Prêt à être émerveillé face au monde souterrain des plantes ?

Ces dessins résultent de 40 ans de recherches cartographiques contemporaines des systèmes racinaires des plantes en Europe. 1180 dessins au total, réalisés seulement par… deux personnes, Lore Kutschera (directrice de l’ancien Pflanzensoziologisches Institut, Klagenfurt) et le professeur Erwin Lichtenegger. L’intérêt d’avoir recours à un petit nombre de dessinateurs scientifiques, est que la banque de dessins ainsi obtenue présente un style graphique hautement harmonisé.

Dessin d'érable plane (Image : Wageningen University)

Si vous allez faire un tour sur cette banque de dessins, vous verrez que le système racinaire ressemble étrangement au système sanguin (voir les deux images ci-dessous). D’ailleurs, il transporte la sève, fluide qui joue un rôle similaire au sang pour nous, animaux. C’est bien connu, les plantes ne se déplacent pas. Alors pour puiser les nutriments dont elles ont besoin, elles ont développé un système souterrain capable de capter les nutriments du sol, un système extensible permettant d’aller chercher des ressources, parfois même à plusieurs mètres du pied de la plante.

En plus de cette fonction vitale pour la plante elle-même, les réseaux de racines assurent le maintien des sols, raison pour laquelle lorsque des régions entières sont déboisés et désherbées, les sols se dérobent lors de glissements de terrain qui peuvent être extrêmement dévastateurs.

Ces dessins scientifiques sont une manière très efficace de montrer qu’une plante n’est que la toute petite partie émergée de l’iceberg, et qu’en réalité la majeure partie de son organisme est souterrain. Certaine plante n’ont même aucune partie aérienne visible tout au long de l’année, sauf en période de reproduction : c’est par exemple le cas des champignons à chapeau ! (Hé oui, on ne regarde plus jamais les champignons pareil lorsqu’on sait que ce que l’on récolte est en fait leur organe reproducteur… Bon appétit !)

Voir toutes les banques de dessins numérisés de l’université Wegeningen : cliquez ici.

Mot de la fin :

Si vous souhaitez en découvrir plus sur la faune et flore du sol (et pas que), rendez-vous au Museum d’Histoire Naturelle, à l’exposition L’Odyssée Sensorielle. Vous verrez, sentirez, ressentirez…


Références :

* https://catechese-ressources.com/wp-content/uploads/2011/09/13-pardon-documentation-eponge.pdf

* https://images.wur.nl/digital/collection/coll6

* https://www.reserve-regionale-tourbiere-des-saisies.com/tourbiere/la-tourbiere-des-saisies-un-site-exceptionnel/

* Havinga et Muller. 1981. In memoriam Betje Polak (1901-1980), pionnière de la recherche sur la tourbe aux Pays-Bas et dans les tropiques. Acta Botanica Neerlandica 30 (5/6), 337-343.

* SUÁREZ‐CERVERA, MarÍa, VEGA‐MARAY, Ana, CASTELLS, Teresa, et al. An approach to the knowledge of pollen and allergen diversity through lipid transfer protein localisation in taxonomically distant pollen grains. Grana, 2008, vol. 47, no 4, p. 272-284.

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