Ernst Haeckel

Quand arts et sciences étaient des disciplines connexes

Artistes savants de l’antiquité

Les grecs de l’Antiquité ne faisaient pas de distinction entre la philosophie et les sciences telles que l’astronomie, les mathématiques, la chimie, etc. A cette époque, du temps de Pythagore ou d’Aristote, l’ensemble des connaissances étant assez restreint. La règle pour un savant était donc d’être spécialiste de plusieurs domaines. Thalès est considéré comme le premier « philosophe de la nature ». Connu pour ses exploits mathématiques, il est d’abord commerçant, ingénieur et même homme politique. Il incarne donc parfaitement le savant de la Grèce Antique.

Artistes ingénieurs de la Renaissance

La Renaissance (du XIVè au XVIè siècle) voit naître un mouvement de pensée européen profondément optimiste, postulant que l’homme peut s’améliorer par la connaissance. C’est l’Humanisme. L’éducation est donc mise au centre des préoccupations, la connaissance demeurant indissociable d’une certaine morale : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », nous prévient François Rabelais à travers son héros Gargantua (ci-contre, couverture de « Vie inestimable du grand Gargantua » 1537). L’importance donnée à l’éducation s’inscrit dans un mouvement d’émancipation vis-à-vis de l’Eglise : savoir lire, c’est être capable de comprendre la Bible et de ne plus dépendre de la seule interprétation de l’Eglise.

Léonard de Vinci est la figure par excellence de l’artiste ingénieur. Formé au dessin et à la peinture dans l’atelier du très célèbre artiste florentin Andrea del Verrochio, Léonard s’intéresse à un très large panel de domaines, tous prétextes à la perfection de son art : il devient alors biologiste, géologue, géomètre, savant dans bien d’autres disciplines encore. Créateur, Léonard est à l’origine de nombreuses inventions basées sur son observation de la nature : il réalise ainsi les croquis de multiples machines, sous-marines, volantes ou bien terrestres.

Ce processus créatif alliant biologie et technique, connu de nos jours sous le nom de biomimétisme, définit les ingénieurs qui s’inspirent du vivant. Ce domaine interdisciplinaire qui s’intéresse de près à la nature est aujourd’hui très en vogue.

Les choix institutionnels conditionnent notre approche des disciplines

La philosophie réunissait donc jadis tout un ensemble d’activités aujourd’hui séparées. La zoologie du 19è siècle par exemple était enseignée par la faculté de philosophie, alors qu’elle est aujourd’hui enseignée par la faculté des sciences. La structure institutionnelle conditionne les relations que les disciplines entretiennent les unes avec les autres, mais aussi la manière et les méthodes choisies pour aborder ces disciplines.

La division nette entre arts et sciences

Le 19è siècle marque la rupture nette entre arts et sciences. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette rapide et radicale évolution.
La raison la plus évidente réside dans le fait que les connaissances s’accumulent et se diversifient : il devient par conséquent plus pratique de distinguer les disciplines les unes des autres. La quantité accrue des connaissances et la fragmentation des disciplines génèrent des formations et des spécialités de plus en plus ciblées. Aujourd’hui, un spécialiste maîtrise une grande quantité de connaissances au sein d’une discipline spécifique, elle-même restreinte à un sous-domaine particulier.

Par exemple, ma thèse de doctorat dans le domaine de la biologie ne fait pas de moi une experte en biologie, mais plus précisément une experte du mécanisme de réparation d’un dommage à l’ADN en particulier, chez un organisme précis, la levure Saccharomyces cerevisiae (schéma réalisé avec Beink). D’ailleurs, il est amusant de constater qu’aujourd’hui encore, un doctorat est appelé PhD, quand bien même il s’agisse d’un doctorat en sciences. Or PhD est un acronyme signifiant… Docteur en Philosophie !

D’autres raisons de ce divorce des disciplines sont liées au contexte politique et à la sécularisation du monde qui suit la chute de l’ancien Régime. Pendant la Révolution française sont créés le Conservatoire National des Arts et Métiers et le Muséum d’Histoire Naturelle. Alors que les beaux-arts et les humanités demeurent dans l’escarcelle de la Faculté de philosophie, ces deux toutes nouvelles institutions s’en affranchissent désormais, développant leurs propres méthodes de réflexion et d’enseignement.

Ces méthodes posent les bases de la démarche scientifique moderne, et de leur enseignement. Dès le XIXè siècle, il devient alors évident de ne plus aborder les disciplines scientifiques de la même manière que les sciences sociales : la rupture entre sciences dures et sciences humaines s’impose de façon durable.

Enfin, tous ces changements s’inscrivent dans une ré-institutionnalisation générale de la philosophie qui devient un enseignement universitaire laïque, faisant apparaître dans le même temps de nouvelles frontières entre les différentes activités réunies jusqu’alors sous le nom générique de philosophie. Ces frontières définissent les séparations actuelles entre les disciplines et les affranchissent de toute obligation de convergence entre elles.

Désormais, on s’adonne « à l’histoire, à la philosophie, à la morale, aux sciences et aux arts » comme l’affirme Denis Diderot dans Des auteurs et des critiques, Œuvres, 1984 (portait par Henriquez).
Malgré cette décentralisation des sphères du savoir, les innovations scientifiques continuent de modifier le comportement des artistes. On pourrait citer, comme exemple de démarche scientifique moderne ayant un impact sur les habitudes artistiques, la preuve expérimentale apportée par Antoine Lavoisier en 1793 que la matière est constituée d’éléments chimiques. Jusqu’alors, il était convenu que la matière était constituée de quatre éléments : la terre, l’eau, l’air et le feu. Antoine montra que la matière était en réalité constituée de corps simples, dont il en définit 33, bases de la chimie moderne (voir la table ci-contre). Le monde des arts s’est approprié ces « corps simples » pour la recherche de nouvelles couleurs et techniques de restauration d’œuvres d’art.

Au-delà de ces appropriations de nouvelles découvertes d’une discipline par l’autre, il perdurent également des liens à double sens entre arts et sciences. On peut citer les travaux d’artistes sur les cartographies, les créations artistiques de biologistes décrivant des plantes ou des animaux, et d’autres associations encore. Ernst Haeckel fait clairement partie de ces scientifiques qui manipulent l’art avec aise.

Ernst Haeckel, pionnier de la biologie marine et dessinateur reconnu

Ernst (1834-1919) fait d’abord des études de médecine, avant de se tourner vers les sciences naturelles. Il enseigna l’anatomie comparée, une discipline rendue populaire par Georges Cuvier au tout début du 19è siècle. Il enseigna ensuite la zoologie à l’université de Iéna en Allemagne. L’enseignement qu’a reçu Ernst en tant que zoologue de la faculté de Philosophie nous fait remettre en question le partage disciplinaire que nous connaissons aujourd’hui. Les approches et méthodes choisies pour étudier un sujet découlent en effet directement des catégorisations entre disciplines.
A la fois chercheur et vulgarisateur, Ernst a développé une excellente technique graphique qu’il a largement utilisée pour divulguer ses résultats de recherche.

Parmi ses travaux aussi pointu en science qu’en art, on peut citer les nombreux arbres phylogénétiques (arbres schématiques présentant les relations de parenté entre les espèces) innovants à la fois d’un point de vu scientifique mais aussi esthétique. Son ouvrage intitulé Morphologie Générale des Organismes, 1866, est une oeuvre importante qui renouvela les idées en morphologie (l’étude des formes du monde vivant).

Ernst étend également son influence dans les domaines de l’embryologie, de l’anthropologie et de l’écologie. Il est d’ailleurs le premier à utiliser le terme d' »écologie » et à le définir (science qui étudie les rapports entre les organismes et le milieu où ils vivent). Il contribua également beaucoup à la diffusion de la théorie de l’évolution présentée par Charles Darwin. Il réalise toute une partie de ses dessins à partir de ses observations au microscope, dessins qui participent à répandre ses travaux de recherche à travers le monde.

Ses représentations visuelles sont importantes autant pour la sphère scientifique que dans le monde artistique.

Ernst Haeckel, un biologiste qui entre dans l’Histoire de l’Art

Ernst rencontre un grand succès en Europe pour ses travaux illustrés sur les éponges calcaires, les méduses, les radiolaires (organismes unicellulaires, aussi appelés zooplancton, ou planton animal) et toutes sortes d’animaux.

Il publie « Formes artistiques de la nature » en 1904, ouvrage à travers lequel il présente la variété spectaculaire des formes des organismes vivants. Passionné des méduses, il orna le plafond de sa maison à Iéna de décors médusiens, maison appelée Villa Medusa et qui est aujourd’hui un musée. Une méduse en particulier reçoit une attention privilégiée: Desmonema annasethe, qu’Ernst transforme en véritable chef-d’œuvre, parce qu’elle lui rappelle la chevelure de sa défunte épouse, Anna Sethe.

Ernst est considéré comme un des grands précurseurs de l’Art Nouveau, un mouvement artistique et architectural de la fin du 19è siècle et du début du 20è siècle, dont l’ornementation est inspirée des formes de la nature, telles que les arbres, les fleurs ou les insectes. C’est donc sans conteste que ses dessins de méduses et radiolaires trouvent leur place dans l’Histoire des Arts.

Conseil lecture !

L’Art et la Science de Ernst Haeckel, par les éditions Taschen. Lien de la boutique ici.

Parce que tout n’est pas rose (ni bleu)…

Ernst est aussi tristement considéré comme un pionnier de l’eugénisme (bien que non eugéniste lui-même) en ce qu’il pensait pouvoir appliquer la théorie évolutionniste aux sociétés humaines, doctrine que l’on connait sous le terme de darwinisme social, employé pour la première fois par Emile Gautier (Le Darwinisme social, 1880). L’idée principale de cette théorie est que la lutte et le conflit sont sources fondamentales du progrès et de l’amélioration de l’être humain, car seuls ceux capables de survivre feront perdurer l’espèce humaine. C’est le concept à la base de la théorie de l’évolution : la survie des plus aptes et l’élimination des moins aptes. Mais dans nos sociétés civilisées, où nous ne survivons plus, mais vivons, la théorie de l’évolution ne peut plus s’appliquer à l’être humain, et ce depuis des millénaires !
Article rédigé par Jeanne, Fondatrice de Beink.


Références :

Partagez